Réseau asocial

Berserker_Red a écrit:C'est dommage que si peu passent réellement à l'action

Internet et la brutalisation du débat public (Romain Badouard - 2018)

Un cas célèbre de justice punitive en ligne est celui de Justine Sacco. En 2013, la jeune britannique part en Afrique du Sud. Avant de prendre l'avion, elle tweete : "Je pars pour l’Afrique. J’espère que je n’attraperai pas le sida. Je plaisante, je suis blanche". Le tweet en question, qu’elle justifiera par la suite comme un trait d’humour, est très vite repris et condamné sur Twitter pour sa teneur raciste. Lorsqu'elle atterrit au Cap, son tweet a occasionné des milliers de réponses : condamnations, parodies, insultes et appels au meurtre. Le temps du trajet en avion, elle a perdu son emploi et une bonne partie de ses relations.

Le lynchage en ligne comme pratique sociale, voire comme distraction, soulève la question de sa réception. Si l’ironie et le second degré sont des registres d’expression particulièrement mobilisés sur les réseaux sociaux, tous les internautes ne disposent pas de la même grille d’interprétation des messages violents. Que des insultes, des propos virulents ou haineux soient formulés au premier ou au second degré, leur prolifération engendre leur banalisation. Une étude a estimé que 15 % de lycéens et collégiens avaient victimes de messages racistes, misogynes ou homophobes sur internet. Elle montrait aussi qu’une part importante des auteurs d'injures en étaient eux-mêmes victimes. C'est comme un cercle vicieux...

L’anonymat est souvent désigné comme cause principale de prolifération de harcèlement ou de discours haineux. On trouverait derrière un pseudo l'exutoire idéal pour manifester ses frustrations sans en payer les conséquences.

On retrouve l'idée de violence comme ressource stratégique dans les propos des internautes ayant harcelé Nadia Daam. Lors du procès, lorsque le juge demande à un accusé pourquoi il a tenu ses propos, il répond : "pas pour gagner des points sur le forum mais presque". Un troisième individu postera un nouvel appel au meurtre, et plaidera une "blague" pour divertir la communauté. Dans le flot de messages, on cherche à se distinguer, et des propos virulents constituent un moyen de gagner en reconnaissance. La joute s’apparente à une bataille de visibilité. L'enjeu est moins de convaincre l'opposant que de s’adresser à la majorité silencieuse qui consulte les débats sans y prendre part. En effet, la plupart des gens utilisent ces plateformes sans jamais participer aux conversations. Des camps cherchent ainsi souvent à diminuer la visibilité des arguments adverses en cherchant à disqualifier leurs opposants, afin de les délégitimer aux yeux du public neutre qui assiste à la joute. Faire taire ses adversaires en les intimidant peut ainsi relever d’une stratégie à part entière.

Face à cette situation, les plateformes ont une responsabilité. Les espaces de débat sont souvent tournés vers l’expression de préférences, par exemple à travers les "like", soit une posture réactive qui ne facilite pas un débat constructif et apaisé. La seconde responsabilité a trait à leur modèle économique. La plupart d'entre elles génèrent l’essentiel de leur chiffre d’affaires avec des annonceurs : plus les internautes y passent de temps, plus ils sont exposés à des publicités et plus elles génèrent des revenus. Les contenus haineux et mensongers constituent ainsi des produits compétitifs.

Lutter contre la haine en ligne
En Allemagne, une loi oblige à retirer les contenus haineux signalés en 24h sous peine d’amendes, mais les plateformes sont maintenant accusées de censurer des contenus licites en toute opacité. La lutte contre les discours de haine en ligne est périlleuse car elle peut constituer une atteinte aux libertés. Elle doit s’accompagner d’une protection de la liberté d’expression des internautes, notamment en obligeant les plateformes à plus de transparence quant à leur censure (donner les critères à partir desquels les contenus sont retirés) et en offrant aux internautes des voies de recours quand leurs contenus sont supprimés.
À l’échelle européenne, un code visant à lutter contre les discours haineux a été mis en place, et les plateformes ont pris un certain nombre d’engagements. Des associations ont aussi entrepris de mettre en place des stratégies visant à mobiliser les témoins de discours de haine à leur porter la contradiction. Elles proposent par exemple des banques d’arguments et de stats à poster. L’ambition est d'occuper l’espace pour délégitimer les contenus haineux aux yeux de qui assiste aux joutes sans y prendre part, et de promouvoir une éducation au débat pour les enfants et les ados.

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