Virtuel & Continu selon Villani

Louons Deleuze d’avoir réintroduit dans la pensée la force du virtuel. Alors que l’effort noétique le plus précoce, celui d’Héraclite, de Lao Tseu, celui du mythe dans les sociétés traditionnelles, n’a pas encore rompu avec le virtuel, la pensée que Deleuze résume par l’expression : "l’image classique de la pensée", semble en avoir tout oublié. Il faut se faire du virtuel l’idée d’une continuité infinie, qui ne cesse jamais d’œuvrer.

Un Sage grec disait sous forme d’avertissement : "ne va jamais risquer d’abandonner la réalité en tant qu’un tout". Mais Socrate signait l’arrêt de mort de cette pensée. Le "sache que tu ne sais rien" prend un ton polémique couplé à cet autre impératif : "c’est non la nature mais toi-même que tu as à connaître". La première formule condamne toute recherche sur la nature cosmique dont "on ne sait finalement rien", déplace la préservation de l’équilibre en connaissance cumulative et reporte toute l’attention vers "l’homme en cité", dont l’émergence coïncide avec la naissance du Logos, qui produit un principe de discontinuité qui vient à bout de la nature-comme-un-tout.
La pensée occidentale a refusé de comprendre que sa pensée séparative avait besoin de l’autre pensée. L’une de ces pensées rend justice, l’autre rend raison. Deleuze porte cette lignée à un point de perfection analytique. L’accent mis sur le virtuel est une façon de réintroduire l’idée-force d’indivision.

L’erreur de l’homogène est de se donner d’avance l’unité au lieu de la faire, de supprimer le mouvement. Seul l’hétérogène peut créer de l’unité vivante et surmontée. Tout du long du travail de Deleuze, il s’agit de voir puis de soumettre à l’examen la puissance qui fait sauter les verrous sans déconnecter le processus : une très ancienne exigence de continuité. Le virtuel est ce qui assure le mouvement, la métamorphose, le suivi de la rencontre, la fuite, le rhizome, l’univocité. Nous savons désormais que ce virtuel – où l’actualité est ce qui casse, bloque le courant, sépare et crée des entités factices – est la forme active du continu.

Le problème de la philosophie se situe entre holisme immanent continu hétérogène, et holisme transcendant discontinu homogène. La philosophie nous a habitués à voir le dernier comme le seul possible, et de supposer une totalité d’origine, ce qui nous jette dans quatre erreurs : l’idée d’un "paradis perdu" et du péché qui s’y rattache ; l’idée du travail et du sacrifice nécessaires pour le retrouver à terme ; le divorce comme déchirure entre la totalité d’origine et la réalité d’un monde imparfait, ce qui disqualifie le multiple tout en élevant l’Un à l’Idéal, avec les oppositions exclusives qui s’y rattachent ; l’idée d’une finalité dont l’atteinte dépend d’un anthropocentrisme conquérant (d’où les idées de Progrès etc).