Mai 68 (et récupération politique)

Ce qui ne va pas dans la présentation qu’on nous fait de mai 68, c’est qu’on nous montre ça depuis le point de vue du progrès. Les types ont déjà en tête ce qui serait un progrès social et distribuent ensuite bons et mauvais point, comme si le mouvement des années 60 (dont il est bon de rappeler que 68 ne fut qu’un épiphénomène) était un mouvement de revendications sociales comme un autre.

En même temps qu’on ne réfère qu'au progrès social, on nous dit l’utopie la jeunesse etc. La contradiction ne choque personne. Moi je veux bien que l’utopie soit un truc de la jeunesse, sauf que : 1/ quand les ouvriers s’en sont mêlés, eux aussi ont eu quelque chose à voir - et à dire paraît-il - concernant l’utopie ; 2/ si c’est pour balayer la-dite utopie en tant qu’illusion de jeunesse sans en dire un mot, on passe complètement à côté de quoi que ce soit qui permettrait de comprendre ce qu’il s’est passé (et d’en tirer quelque chose). Enlevez la part de rêve aux hommes, qu’est-ce qu’il reste ? Un monde cynique qui ressemble foutrement à celui d’aujourd’hui, au pragmatisme glacé, dont nulle solution jamais formulée semble capable de nous sortir. Un monde où "c’est comme ça et pas autrement", bref un monde fasciste où les rêves, c'est le publicitaire qui nous les vend : soit ce que tu veux être, tu es libre d’acheter d’entreprendre. On a le droit d’être pauvre et de fonder une famille ? Ok mais quel changement alors : c’est où le "progrès" ?

Dans les années 60, les jeunes ne rêvaient pas d’être les héros du mauvais film actuel. En général, à ce genre de question, ils répondaient qu’ils "voulaient être eux-mêmes". C’est pas mal, non ? Et ça encore, il faut que les menteurs professionnels de la droite (individualiste), les Sarkozy, Luc Ferry et compagnie, salissent ça en baratinant que "ça voudrait dire" une aspiration à l’individualisme... comme quoi l’individualisme outrancier d’aujourd’hui serait le fruit des années 60. Sont gonflés ! Et minables aussi. Ces types sont des escrocs, c'est par exemple une escroquerie sémantique que d'associer "libéral" à "libertaire".

Toujours aussi empressée d’idéologiser l’histoire pour la mettre à sa sauce, la droite ajoute en plus que ce serait les soixante-huitards qui auraient pris les rênes du pays (en tant qu’élite issue des universités parisiennes). Et donc seraient responsables du merdier actuel. Et donc de l’individualisme ! Vision toujours aussi méprisante du peuple (fut-il universitaire) vu comme un troupeau qui aurait bêlé en choeur les trois slogans qui font le miel des psycho-sociologues, qui en déduisent ce qu’il faudrait tirer de l’inconscient des protestataires de l’époque. On peut difficilement se foutre plus que ça de la gueule des gens !

Bref, si on enlève l’utopie, on enlève le moteur, et ne reste qu’une carcasse vide de sens. Et c’est là-dessus qu’on nous propose exclusivement de réfléchir. Or l'utopie pousse à réfléchir. Mais on préfère mélanger et confondre aspirations et conséquences, rêve et politique. Tout ça participe activement au processus de récupération qui a eu lieu après : processus dont il n’est bien entendu fait mention nulle part ! Et le processus, c'est le contexte : mai 68 est né du terreau des mouvements de contestation internationaux (et d'abord américains) qui faisaient l'air du temps. Et ce contexte est complètement occulté. Bref on évite avec toujours le même talent de parler de quoi que ce soit qui permette de comprendre ce qui fut en jeu dans l’esprit des gens à l’époque (et qui, qui sait, pourrait l’être encore aujourd’hui). Ça va être chouette, la gueule de l’Histoire, dans les manuels scolaires !


On peut encore rajouter un mot de Deleuze sur le sujet :

Mai 68 ne fut pas la conséquence d’une crise ni la réaction à une crise. C’est plutôt l’inverse. C’est la crise actuelle, ce sont les impasses de la crise actuelle, ce sont les impasses de la crise actuelle en France qui découlent directement de l’incapacité de la société française à assimiler Mai 68. La société française a montré une radicale impuissance à opérer une reconversion subjective au niveau collectif, telle que l’exigeait 68 : dès lors, comment pourrait-elle opérer actuellement une reconversion économique dans des conditions de « gauche » ? Elle n’a rien su proposer aux gens : ni dans le domaine de l’école, ni dans celui du travail. Tout ce qui était nouveau a été marginalisé ou caricaturé.